GB_1985

Une épave de taille

ANGOISSES DANS LA MER est paru au cours du 2ème trimestre 1978 aux Editions France-Empire. « Une épave de taille » est la troisième histoire du livre racontée et d’abord vécue par Frédéric Dumas. Dans son introduction intitulée « Le plongeur » il brosse un autoportrait qui donne à chaque plongeur ou candidat plongeur matière à réflexion.

Voici des extraits d’ « Une épave de taille » qui sert à mieux comprendre le film de Louis Malle que nous proposons ci-après.

 

« Dans la soirée du 25 juillet 1956,un paquebot de luxe, avec au centre du grand salon une statue de bronze géante, approchait de New York.

Long de 210 mètres, large de 36, l’Andrea-Doria, en service à la compagnie « Italia » depuis trois ans, comprenait onze ponts, il avait à bord mille cent trente-quatre passagers et un équipage de cinq cent soixante-douze personnes, hommes et femmes.

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Couché sur tribord, le paquebot italien coula le lendemain à 10h09, par 75 mètres de fond.

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Le 13 août, un télégramme d’Amérique signé Cousteau, Dugan, Malle, me demanda de venir diriger cinq plongeurs américains pour un reportage cinématographique et télévisé sur l’épave de l’Andrea-Doria.

Notre ami James Dugan avait rédigé pour nous «  Le Monde du silence » qui parut d’abord en anglais. Repr2sentant littéraire de Cousteau, il nous avait suivis l’année dernière sur la Calypso quand nous tournions notre premier grand film en couleurs, du même titre que le livre, aidés par Louis Malle alors frais émoulu de l’école du cinéma.

Mon contrat avec la marine nationale me donnait droit à prendre des congés sans solde, clause que je n’hésitais pas à faire jouer lorsqu’une expédition intéressante ou nécessaire se présentait. Je demandai un mois.

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Arrivé à la bouée je déclarai qu’il n’y avait rien en dessous. Je demandai qu’on remontât la trace lisse. Debout, je surveillai l’océan, j’essayais de le lire. Pas de mazout visible, pourtant cette trace lisse me paraissait de bon augure. D’ailleurs que faire d’autre ? Nous avancions. On n’en voyait pas la fin. Comme nous désespérions, j’aperçus au loin une tache en travers de la trace et celle-ci paraissait s’arrêter là. Nous arrivâmes sur cette tache, le mazout formait une couche mince avec les bords bien nets. Je dis : ce n’est pas là. Je scrutai l’océan, inquiet de cette étendue sans repères, de son immensité. Au vent s’allongeaient de vagues traces lisses plus fines que la précédente. Je fis suivre la plus marquante. Personne ne discuta. Au bout d’un certain temps, je dis : ce n’est pas là.

Je fis prendre un autre prolongement au vent.

Deux cents mètres plus loin, du mazout arrivait en surface. Il formait des taches à sa fantaisie que la brise, plus tard modèlerait à la sienne. La trace lisse s’arrêtait là. Le sondeur dessina l’Andrea-Doria bien net sur le graphique.

Des bulles montaient encore après une cinquantaine de jours.

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Gonflés comme des outres, nous nous mîmes à l’eau, moi en tête, Malle avec la caméra. Je ne la trouvai pas froide. Un fort courant me malmena que, trop absorbé, je n’avais pas remarqué. Peut être s’était-il levé avec la marée pendant nos préparatifs. Sous nos tractions pour lutter à la fois contre le courant et contre notre flottabilité excessive, la corde s’inclina vers le bas et nous pûmes nous enfoncer. Une longue descente commença. L’eau ne me paraissait pas trop trouble mais, avec la profondeur la lumière baissait. Vers trente mètres, l’eau se fit froide, me rappelant à la réalité. Bientôt sous moi l’eau sombre s’éclaira. Puis on vit du blanc. C’était lui. Couché sur le flanc.

Main sur main, timidement, j’approchai de l’énorme chose. Sous moi, des ponts en un monstrueux escalier blanc, compliqué, descendaient se perdre dans le flou sombre. Délibérément je regardai devant moi. Du blanc toujours mais la façade de ce pont-là se prolongeait par l’immensité plate de la coque nue, de couleur sombre, et à perte de vue c’était horizontal, éclairé, rassurant.

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Malle arrivait. Il paraissait essoufflé, mal à l’aise. Avec ce courant, la caméra en boîte étanche avait dû le gêner. Je lui fis signe de rester près du bossoir vide d’embarcation où nous avions atteint le paquebot.

Devant la caméra, je passai à côté d’un grand lampadaire pour me pencher vers les ponts en retrait, vertigineux. Je nageai le long du pont-promenade, puis piquai tête première dans la plus proche de ses ouvertures carrées. Sur la paroi intérieure de ce pont, maintenant horizontale, j’aperçus un petit objet rectangulaire. Je décrochai ce cendrier, fis quelques mètres par curiosité car Malle ne pouvait me filmer. C’était désert. Comme je levais la tête pour remonter, je vis un panneau de glace. Quelques coups de nageoires vigoureux me ramenèrent sous l’ouverture libre.

 …/…

Le bateau qui, comme l’Andrea-Doria vient de sombrer, est un bateau blessé. Face à lui, au fond de l’eau, on ne pense pas à une épave, mais à un malheur. Et l’on s’étonne de sa totale immobilité. Pas un poisson pour vous rappeler l’eau, pour vous distraire du silence. Rien ne bouge sur ce bateau peut-être encore vivant. Et l’on a peur.

.Un bout de film trop court, bien que Malle se soit remarquablement débrouillé. Un cendrier en aluminium semblable à ceux des trains, portant Italia. Pas même Andrea-Doria

Il faudrait revenir. Nous laissâmes un gros fût en guise de bouée.

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Je fis manœuvrer le bateau pour prendre la bouée à bord. Je demandai de stopper. Tenant le filin de la bouée, je sentis le grappin racler sur du dur, par petites secousses. Brusquement il crocha.

Nous le tenions !

Il était un peu tard pour filmer, mais venus pour plonger, nous étions sur les lieux. En avant !

Malle préféra, avec sagesse, mettre son vêtement en caoutchouc mousse, bien moins gênant. Je pris le manomètre de plongée et une lampe torche. Me voilà dans l’eau à 5h30. Pas trace de courant, une eau peu froide. A 10mètres de profondeur, j’attendis Malle. Il arriva rapidement avec la caméra.

Malgré le jour faiblissant, l’eau relativement claire donnait une visibilité très acceptable. Je m’enfonçai en tirant sur la corde. Malle suivait. Tout allait bien. A 21 mètres, l’eau devint glaciale et sous moi c’était un noir affreux. Je m’enfonçais. Je m’enfonçais d’une dizaine de mètres dans le sombre de cette eau pourrie. Derrière moi je ne voyais plus Malle. Je m’arrêtais. Je le vis grâce au contre-jour quand il fut à toucher. Je repris la descente, tournant souvent la tête pour m’assurer de la présence de mon compagnon. Malle me dit plus tard qu’il ne voyait que mes bulles qui passaient sur lui. J’avais gonflé mon vêtement comme il fallait et je ne sentais pas le froid. D’ailleurs l’angoisse me l’eût fait oublier.  Devais-je continuer à descendre dans le noir ? Pour faire quoi ? Voir où le grappin avait croché ?… pour le savoir le lendemain…Et si nous nous engagions dans une partie compliquée du gigantesque paquebot sans nous en rendre compte ? Ou même à l’intérieur !  Nous devions nous trouver à une profondeur importante, plus bas que la première fois. Je ne sentais pas une ivresse excessive, j’étais simplement idiot comme il est normal à grande profondeur.

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L’oreille gauche de Malle saignait. Il n’entendait pas bien. Son rhume lui avait rendu difficile d’équilibrer ses oreilles, dit-il. Cela peut provoquer une rupture du tympan.

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Notre cinéaste ne pourrait plus plonger d’un mois. ….Un cendrier en aluminium, quelques photographies à tirer de notre premier bout de film pour les donner en pâture aux journalistes… Pas d’accident grave.

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La première du « Monde du silence » eut lieu dans une salle située sous le fameux hôtel « Plazza » où Kay Thompson fait passer sa prime jeunesse à son héroïne Eloïse, dont les albums devaient faire plus tard la joie de mes filles.

Notre film où, sans reconnaître mon visage, on me voit, entre autres, valser avec Jojo le Mérou, avait obtenu la palme d’or au festival de Cannes. L’hiver dernier, quand Cousteau le présenta à un grand gala de l’Opéra, je n’eus pas le courage de quitter le Midi. Ici, il n’y avait qu’un pas à faire. »
Voyez la séquence avec Jojo le Mérou

 Bien sûr l’écriture fort belle de Frédéric Dumas nous invite à lire entièrement ce chapitre et tous les autres. Le livre est disponible au musée.

Merci à Sophie pour la transcription sous Word.

Voici le film tel que diffusé alors sur une chaîne privée de télévision américaine (EU)